Par Marie Mangez
Toutes les deux semaines, le jeudi, nous partons à la découverte des trois minorités officiellement reconnues en Turquie : les Juifs, les Arméniens et les Grecs (Rum).
Bien que ceux-ci représentent aujourd’hui moins de 1% de la population, ils occupent une place essentielle dans l’histoire de la Turquie et d’Istanbul, et ont laissé leurs traces dans le paysage de l’ancienne Constantinople. Une Istanbul cosmopolite qu’ils continuent d’habiter et de faire vivre. Découverte en huit étapes : aujourd’hui, les quartiers de Balat et Fener.
Çukur, Cennet Mahallesi, Bizim Yenge… Le point commun entre toutes ces séries télévisées ? Balat ! C’est dans ce quartier du vieil Istanbul, situé au bord de la Corne d’Or, qu’ont été tournées, totalement ou en partie, ces productions du petit écran. Et c’est également là que notre promenade d’aujourd’hui nous emmènera… Car, au-delà d’être télégéniques, Balat et son voisin Fener se révèlent également des quartiers incontournables quand on s’intéresse aux minorités d’Istanbul.
Notre tour débute avec un imposant édifice de brique rouge, dont la silhouette altière domine les ruelles de Fener. Vous avez sûrement déjà aperçu ses murs et sa tour écarlates, en passant le long de la Corne d’Or ou depuis les hauteurs de Şişhane : impossible de les louper. Ce monument qui fait le bonheur des touristes instagrammeurs n’est autre qu’une école rum : Özel Fener Rum Ortaokulu ve Lisesi (anciennement Fener Rum Erkek Lisesi), ou Megali tou Genous Scholi, “Grande école de la nation”, en grec. Le nom de Megali Scholi est d’ailleurs encore utilisé par la population rum pour désigner celle qui, avec ses cinq siècles d’existence, est la plus ancienne – et historiquement la plus prestigieuse – des écoles grecques d’Istanbul. Si le bâtiment date de la fin du XIXème siècle, l’établissement scolaire lui-même fut en effet créé en 1454. Vestiges d’un temps où plusieurs centaines de milliers de rum vivaient dans l’ancienne Byzance, ses immenses salles de classe, toutefois, n’accueillent plus aujourd’hui qu’une minuscule poignée d’élèves… Et ce, bien que l’école ait élargi son recrutement avec la création d’un collège et l’ouverture à la mixité – en absorbant au passage les élèves de l’établissement voisin, le lycée pour filles de Yuvakimion, fermé en 1989.
Juste derrière, on peut par ailleurs apercevoir la bien plus discrète église rum orthodoxe Meryem Ana.
La présence de ces fondations rum à Fener est loin d’être anodine. Lieu de concentration importante des Rum depuis l’époque byzantine et jusque dans les années 1960, le quartier abrite surtout le siège de leur principale institution : le patriarcat grec orthodoxe, Fener Rum Patrikhanesi. Si la communauté grecque orthodoxe d’Istanbul est aujourd’hui réduite à moins de 3000 fidèles, ce patriarcat dit “œcuménique” demeure l’une des principales instances du monde orthodoxe. De fait, sa sphère d’autorité religieuse dépasse les frontières de l’ancienne Constantinople, et même de la Turquie actuelle ; les églises du Dodécanèse, de Crète et une partie des monastères du Mont Athos, par exemple, se trouvent encore sous sa juridiction.
Entre deux rues colorées remplies de cafés bobo, on peut ainsi apercevoir son vaste bâtiment en bois sombre, retranché derrière de hauts murs et une guérite de sécurité. Incendié en 1941, l’édifice put finalement être reconstruit à partir de 1987, au terme d’une longue bataille juridique. On trouve également en son sein l’église Aya Yorgi ainsi qu’une ayazma, l’une de ces fontaines sacrées vénérées par les orthodoxes.
Bien que les résidents rum aient quasiment disparu du quartier, Fener, ou “Phanar” selon la version francisée, qui tire son nom du grec faros (“le phare”), continue donc de s’imposer comme un lieu central pour la minorité rum.
Mais l’intérêt de ce petit bout d’anachronie planté au bord de la Corne d’Or ne se limite pas à la communauté grecque. Juste un peu plus loin, le quartier de Balat offre lui aussi son pesant d’histoire cosmopolite.
C’est en effet ici, à la frontière du quartier grec – et dans une moindre mesure juste en face, à Hasköy – qu’à la fin du XVème siècle est venue s’installer une grande partie des Juifs chassés d’Espagne par l’Inquisition. Ces séfarades hispanophones se sont alors mêlés à la communauté de Juifs romaniotes, originaires de Macédoine, qui s’y était établie quelques temps auparavant. Jusqu’à ce que ces derniers, devenus minoritaires dans la minorité, finissent par s’assimiler à la culture séfarade… et adopter à leur tour le judéo-espagnol, ou ladino, la langue historique des Juifs de Turquie – qui n’est parlée, de nos jours, que par les plus âgés.
Très vite, Balat deviendra donc le plus grand quartier juif de Constantinople, et le restera durant plusieurs siècles. Aujourd’hui, les Juifs ont quitté Balat, au profit d’autres populations venues, non plus d’Espagne, mais d’Anatolie. Témoins d’une période révolue, on trouve encore, néanmoins, plusieurs synagogues dans ce vieux quartier préservé. La plus remarquable est sans doute la synagogue Ahrida, l’une des plus anciennes d’Istanbul, érigée par les Romaniotes dans la première moitié du XVème siècle.
Non loin de là, le promeneur attentif pourra aussi repérer, coincée entre deux échoppes, l’entrée de la petite synagogue Yanbol. Un peu plus tardif, l’édifice se trouve à cet emplacement depuis la fin du XVIIème siècle, étant ensuite l’objet de multiples reconstructions.
Considéré comme l’un des “quartiers juifs” les plus emblématiques d’Istanbul, Balat n’en comprend pas moins, également, une église catholique arménienne, ainsi qu’un vieux monastère grec à proximité de l’embarcadère. Preuve, une fois encore, de la cohabitation et du regroupement des différentes minorités au sein des mêmes quartiers.
Mais, s’il est un quartier parmi tous qui exemplifie au mieux ce fameux “cosmopolitisme” de l’Istanbul d’autrefois, c’est celui où nous nous rendrons la prochaine fois – de l’autre côté du pont de Galata…
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