Par Marie Mangez
Toutes les deux semaines, le jeudi, nous partons à la découverte des trois minorités officiellement reconnues en Turquie : les Juifs, les Arméniens et les Grecs.
Bien que ceux-ci représentent aujourd’hui moins de 1% de la population, ils occupent une place essentielle dans l’histoire de la Turquie et d’Istanbul, et ont laissé leurs traces dans le paysage de l’ancienne Constantinople. Une Istanbul cosmopolite qu’ils continuent d’habiter et de faire vivre. Découverte en huit étapes : aujourd’hui, Kadıköy.
Vous voilà à l’embarcadère de Kadıköy : première escale. L’ancienne cité grecque de Chalcédoine, aujourd’hui l’un des 39 districts d’Istanbul et l’un de ses centres bouillants, fut sous l’Empire ottoman une ville majoritairement chrétienne, l’un des hauts lieux de la communauté rum (grecque) et de la bourgeoisie levantine. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’on y trouve, encore à l’heure actuelle, une importante diversité religieuse et l’une des plus grosses concentrations de lieux et bâtiments liés aux minorités.
Enfoncez-vous d’abord dans les entrailles du Kadıköy Çarşı. Là, à quelques dizaines de mètres l’une de l’autre, au milieu de l’effervescence urbaine, deux vieilles églises orthodoxes sont retranchées derrière leurs murs : l’église arménienne Surp Takavor et la grecque Aya Efimia. Datant du début du XIXème siècle pour la première, et de la fin du XVIIème pour la seconde, elles ne sont plus guère ouvertes, aujourd’hui, que pour les offices religieux du dimanche.
Poursuivez votre route vers Bahariye. Surplombant le fameux Boğa, ce taureau devenu le point de rendez-vous des Kadıköylü, on distingue clairement Surp Levon, l’une des rares églises catholiques arméniennes. Si la plupart des quelque 60 0000 arméniens de Turquie sont de rite apostolique orthodoxe (aussi appelé grégorien), il existe en effet une petite minorité catholique. Par ailleurs, vous tomberez sur plusieurs autres églises de la même obédience en arpentant les rues de Kadıköy. Ces dernières, toutefois, ne sont pas arméniennes, mais rattachées à des congrégations religieuses européennes et en particulier françaises, telles que les Sœurs de l’Assomption ou les Frères des écoles chrétiennes, fondateurs du lycée Saint-Joseph.
C’est bien à l’une de nos trois minorités, cependant, que l’on doit la plus imposante église du quartier, impossible à rater lorsqu’on remonte vers Moda : l’église grecque orthodoxe Aya Triada, construite à la fin du XIXème siècle.
En face, sur l’avenue Bahariye, on trouve également le siège de la métropole de Kadıköy, l’un des diocèses du Fener Rum Ortodoks Patrikhanesi (ou “Patriarcat œcuménique de Constantinople” en grec), et qui n’est aujourd’hui responsable que d’un tout petit groupe de fidèles. En 1923, un échange de population fut décrété entre la Grèce et la Turquie, forçant des centaines de milliers de rum à quitter le territoire turc pour aller s’installer en terres helléniques ; Chalcédoine ne fut pas épargnée, et perdit alors la majeure partie de sa population grecque. La métropole a néanmoins été conservée, vestige de l’importance qu’eut jadis Kadıköy dans la vie de la minorité rum.
Si les grecs de Kadıköy sont réduits à peau de chagrin, de nombreuses familles arméniennes, en revanche, y résident toujours. En témoigne, à quelques pas de là, l’école arménienne Aramyan Uncuyan, implantée à Moda depuis 1873, et qui continue d’accueillir des élèves de la primaire au collège.
Quittez maintenant les hauteurs bourgeoises de Moda et passez du côté de Yeldeğirmeni, ce quartier populaire en voie de gentrification. Là aussi vous trouverez une petite église rum orthodoxe, Ayios Yeorgios, ainsi que, soigneusement dissimulée derrière de hauts murs cerclés de barbelés, la synagogue Hemdat Israel.
En matière de dissimulation, la communauté juive d’Istanbul fait en effet figure d’experte. Mais il faut se rendre encore un peu loin le long de la mer de Marmara, dans les profondeurs résidentielles du district, pour en avoir la plus claire illustration. A Caddebostan se trouve Bet El, l’une des synagogues les plus actives d’Istanbul. Ne la cherchez pas sur Google Maps : l’adresse est inexacte. Ne vous attendez pas non plus à la repérer grâce à sa façade, ou à la forme de ses murs, ou à un quelconque autre signe distinctif : de l’extérieur, l’établissement religieux érigé en 1961 se résume à une porte blindée sur un mur aveugle entre deux immeubles d’habitation. Tout juste peut-on remarquer la petite guérite de sécurité, et un discret attroupement dans la rue certains vendredis soir… Victime de plusieurs attentats, la minorité juive est passée maître dans l’art de la sécurité, mais aussi du secret. Cette pratique assidue de la dissimulation porte même un nom spécifique : Kayadez. Terme judéo-espagnol (la langue historiquement utilisée par les Juifs de Turquie), que l’on pourrait traduire par “silence” ou “calme”, et qui exprime l’injonction à “faire profil bas”…
Si l’ancienne Chalcédoine et sa population ont subi nombre de chamboulements au cours des siècles, la municipalité n’en reste donc pas moins le pilier de la vie minoritaire du côté asiatique. Profil haut ou profil bas, les Juifs, Arméniens et Grecs demeurent une composante non négligeable de Kadıköy, au passé comme au présent – et nous y laissent de très intéressants monuments. De quoi alimenter une jolie balade urbaine ! En attendant la prochaine, dans deux semaines…
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