Catholicos de la Grande maison de Cilicie, Aram Ier nous présente sur cinq pages plus de cinquante ans de vie dédiée au dialogue oecuménique et au service de l’Église apostolique arménienne.
Propos recueillis par Ivan KARAGEORGIEV
Votre Sainteté, vous œuvrez pour l’unité des chrétiens depuis plus d’un demi-siècle au plus haut niveau. Comment votre enga- gement s’est-il développé ?
L’unité est un don du Saint-Esprit. Elle existe dans l’Église ; elle en est l’essence même. Toutefois, à cause de nos faiblesses humaines et des circonstances historiques, l’unité de l’Église est brisée. La raison d’être et le but du mouvement œcuménique est précisément d’inviter les Églises à s’engager par le dialogue théologique et la collabo- ration œcuménique dans la voie qui mène à la communion plénière entre tous les chrétiens. Malgré les efforts œcuméniques au niveau mondial, régional et local, nous sommes encore loin de cette communion plénière exprimée par l’unité de foi et la communion eucharistique. Cependant, le
travail œcuménique doit continuer avec des moyens plus efficaces, une vision plus claire et un engagement plus actif.
Dans mes publications (lire l’encadré page 28), j’ai exposé différents concepts et modèles de l’unité chrétienne ; celle-ci doit être essentiellement fondée dans l’unité de foi et dans la communion eucharistique. C’est ma vision de l’unité chrétienne et je crois que les Églises, particulièrement celles catholiques et orthodoxes, s’y associent.
L’Institut œcuménique de Bossey, l’Univer- sité catholique Fordham de New-York… comment les rencontres avec d’autres chrétiens ont-elles influencé votre si dense parcours théologique ?
Ma réflexion théologique est œcuménique par excellence. Naturellement, le fonde
ment de mon éducation et de ma pensée théologique est orthodoxe. J’ai été formé au séminaire arménien donc ma réflexion est enracinée dans la théologie orthodoxe. J’ai continué mes études supérieures à l’Institut théologique protestant du Proche-Orient, ensuite à l’Université américaine de Bey- routh, poursuivies par des recherches à l’Université d’Oxford et j’ai eu mon docto- rat en théologie de l’Université jésuite de Fordham à New-York. Ainsi, il va de soi que les dimensions orthodoxes, protestantes et catholiques sont omniprésentes dans ma pensée. Cependant, je déploie toujoursmes réflexions dans une perspective œcu- ménique. Mon engagement œcuménique, mes rencontres avec les théologiens de dif- férentes Églises et mes interactions avec les tendances théologiques diverses ont contri- bué significativement au développement de ma vision théologique œcuménique.
Vous connaissez de l’intérieur le Conseil œcuménique des Églises [COE]. Vous êtes élu en 1991, puis réélu en 1998 modéra- teur de son comité exécutif. Quel regard portez-vous sur cette instance œcumé- nique, sur son avenir ?
Je connais très bien le Conseil œcuménique des Églises dans toutes ses dimensions, ses
difficultés et ses défis. Avant d’être le modé- rateur du Conseil pendant quinze ans j’ai été membre de son Comité central et de la Commission de Foi et Constitution. J’ai ainsi une connaissance globale et compré- hensive du Conseil œcuménique des Églises. Celui-ci a traversé plusieurs phases difficiles durant ces trois dernières décennies. Il a fait face à plusieurs défis externes et internes. J’ai vécu toutes ces phases avec les trois secré- taires généraux, Fidel Castro, Konrad Raiser et Samuel Kobia, et j’ai collaboré avec eux pendant cette période mouvementée. Je voudrais donc souligner quelques points à cet égard :
• Premièrement, le Conseil œcuménique des Églises n’est pas une institution œcu- ménique au-dessus des Églises, mais à leur service. Ce principe-condition doit être au centre des réflexions, des relations, des acti- vités et des programmes du Conseil.
• Les programmes, activités et relations du Conseil doivent répondre aux attentes et aux besoins des réalités concrètes des Églises.
• Nous vivons dans un monde en mutation continue, le renouveau du Conseil, notam- ment au niveau des priorités programmatiques et de la méthodologie, est donc impératif.
• Je vois une distance s’instaurer entre le Conseil et les Églises membres. La raison de
cette réalité est diverse. Nous devons donc réfléchir aux moyens de rendre le Conseil plus proche de la vie et du témoignage des Églises ; et parallèlement à cela, aux moyens pour motiver les Églises pour qu’elles par- ticipent plus activement à la vie et au tra- vail du Conseil afin de se l’approprier. Ceci s’applique à tous les conseils et à toutes les institutions œcuméniques parce que nous y constatons la même réalité.
En juin 1995, vous êtes élu catholicos de l’Église arménienne apostolique de Cilicie : quelles peuvent être les joies et les défis d’une Église et d’un peuple si éprouvés ? L’Église pour moi n’est pas seulement une institution mais elle est essentiellement le peuple de Dieu. Cette notion ecclésiolo- gique s’exprime plus concrètement au sein de l’Église arménienne. Quand nous parlons de l’Église nous parlons du peuple. Il n’est pas possible de faire une ligne de démarca- tion entre l’Église et le peuple. Ainsi l’at- testent notre histoire et notre vécu pendant des siècles. Notre peuple considère l’Église arménienne comme « une Église nationale ». Je préfère la considérer comme «l’Église du peuple». Ceci n’est pas une théorie mais c’est notre réalité existentielle. Le peuple est au centre de la vie et du témoignage de l’Église. Il participe pleinement et active- ment à tous ses aspects y compris à sa gou- vernance. Par exemple le clergé, y compris le chef de l’Église, sont élus par un synode composé majoritairement par des laïcs, notamment des représentants de paroisses et diocèses. Donc, dans un sens, le chef
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de l’Église est considéré comme le chef du peuple. Ainsi, les responsabilités du chef de l’Église embrassent les besoins et les priorités de tout le peuple. C’est en partant de ce prin- cipe que j’ai organisé mon service pontifical envers notre Église et notre peuple. Durant ces dernières vingt-cinq années j’ai essayé, sur la base de cette vision, de servir notre peuple avec un objectif : faire sortir l’Église au-delà de ses murs et la rendre réellementmissionnaire dans la vie de notre peuple afin de transformer notre peuple en une Église.
Vous êtes membre fondateur du Conseil des Églises du Moyen-Orient [CÉMO], que vous présidez depuis 2017. Quel est le rôle de cette instance pour les chrétiens si éprouvés de la région ?
Parallèlement à mon engagement au COE, je suis aussi activement engagé dans la vie et le travail du Conseil des Églises du Moyen- Orient. Je fus membre du comité qui, en 1974, a restructuré le Conseil qui, de par sa fondation, était exclusivement protestant. En rendant possible la participation des deux familles des Églises orthodoxes, et par la suite celle des Églises catholiques, nous l’avons rendu œcuménique. À ma connais- sance, le CÉMO est le seul conseil régional qui englobe toutes les Églises de la région. La présence du CÉMO est une nécessité abso- lue dans notre région parce qu’il représente l’unique tribune où les Églises peuvent prier et réfléchir ensemble, ainsi que développer une position commune vis-à-vis des défis régionaux. Mes recommandations concer- nant le Conseil œcuménique des Églises
s’appliquent aussi au Conseil des Églises du Moyen-Orient. Le renouveau du Conseil vis-à-vis des changements dans la région et les défis face aux Églises est une nécessité ur- gente. Le mouvement œcuménique ne doit pas rester dans les bureaux, se limiter à des activités programmatiques ou à des déclara- tions, mais il doit être un mouvement dans le vrai sens du terme en provoquant un dy- namisme, une vitalité et une créativité dans la vie des Églises.
Quelle est la place du dialogue interreli- gieux au Moyen-Orient ?
Pour nous dans cette région, le dialogue islamo-chrétien n’est pas un dialogue de ren- contres et d’échanges théologiques mais c’est un dialogue de vie. Nous vivons ensemble. Les chrétiens et les musulmans se partagent tous les aspects de la vie communautaire. Nous restons toujours engagés dans le vivre- ensemble mais cela doit se faire sur les prin- cipes et les valeurs qui donnent une crédi- bilité à cette vie ensemble – notamment, la tolérance, le respect mutuel et la parti- cipation des chrétiens à la vie de la société pleinement et activement. Les chrétiens du Moyen-Orient appartiennent à cette région. Ils sont profondément enracinés dans l’his- toire et la civilisation de la région. Donc, nous n’acceptons aucune hypothèse qui dé- finisse la place des chrétiens dans les marges de la société.
La visite des rois mages (Mt 2,1-12) est le thème de la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens 2022 choisi par les Églises membres du Conseil des Églises du Moyen- Orient. Ces dernières ont eu la noblesse de
ne pas insister sur le calvaire et la détresse vécus au quotidien par les chrétiens sur place. Cependant, comment vivent-ils pour repartir sur de nouveaux chemins ?
Le calvaire est une dimension intégrale de la vie chrétienne. Pas de résurrection sans la Croix, pas de renaissance sans le calvaire. Ainsi nous l’apprennent la vie et le message de notre Seigneur Jésus-Christ. L’histoire de l’Église est une histoire de calvaire par- ticulièrement celui de l’Église de l’Orient. Il faut vivre le calvaire mais par la vision de la résurrection. Le calvaire n’est pas le but et la fin du chrétien mais c’est la Résurrec- tion qui l’est. L’histoire n’a pas été tolérante avec les Églises de l’Orient, et ceci se répète aujourd’hui, au présent. Cependant, nos Églises d’Orient, comme ces rois mages, continueront encore et toujours à porter la « Bonne Nouvelle » au monde entier en y offrant l’essence même du christianisme.
Comment les chrétiens d’Occident peuvent-ils aider leurs frères et sœurs d’Orient, dont la fidélité au Christ est régu– lièrement scellée par leur sang ?
Par les circonstances historiques, ethniques et culturelles, une Église divisée est présente partout dans le monde. Mais, l’Église reste essentiellement une par sa foi, par sa mis- sion et par son témoignage. Aider les uns les autres est le message de notre Seigneur. L’Évangile nous le rappelle (1 Cor 12,26) « Et si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; si un membre est honoré, tous les membres se réjouissent avec lui». Dans cette situation extrêmement difficile que nous vivons, la solidarité des chrétiens d’Occident relève de notre foi chrétienne. Il
ne faut pas oublier que la collaboration entre les Églises et le partage de nos ressources sont des valeurs bibliques à portée œcuménique. Dans ce cadre, il me semble que l’assistance aux institutions et programmes éducatifs des Églises est urgente et prioritaire. Il ne faut pas oublier que plusieurs intellectuels, penseurs et politiciens musulmans ont fait leurs études dans des écoles chrétiennes. Je voudrais ajouter l’importance d’aider les ins- titutions sociales et médicales dont la majo- rité est fondée et gérée par les Églises et qui servent sans discrimination tout le peuple, chrétiens et musulmans.
Vous êtes membre fondateur de plusieurs dialogues bilatéraux dans lesquels les Églises orthodoxes orientales sont impli- quées, pourriez-vous présenter brièvement l’impact de ces dialogues pour vous et votre Église ?
Je considère les dialogues bilatéraux une dimension fondamentale du mouvement œcuménique. Le but de ces dialogues est l’unité visible de l’Église c’est pour cela que leur ordre du jour contient en majorité les sujets ecclésiologiques et dogmatiques qui furent à l’origine des divisions entre les Églises pendant l’histoire.
Le 1er juillet 2021 vous avez rencontré le pape François avec d’autres responsables chrétiens du Liban : pourriez-vous nous dévoiler les coulisses de cette rencontre et présenter brièvement le sort des chrétiens de ce pays, où le siège de votre catholicos- sat est basé ?
La rencontre au Vatican des responsables spirituels chrétiens du Liban était très im- portante en cette phase cruciale de l’histoire du Liban. Nous faisons face aujourd’hui à divers défis d’ordre économique, politique et social. La vie du peuple est particuliè- rement sous l’emprise d’une crise écono-
mique grave. L’objectif de la rencontre fut précisément de discuter des moyens que le Saint-Siège peut déployer afin de nous aider à traverser cet intervalle difficile. Nos délibérations furent très honnêtes et réa- listes. La souffrance du peuple fut au centre de nos réflexions en présence du Saint Père. À la fin de notre rencontre, le discours du pape pendant la prière commune pour le Liban, était admirable. L’engagement du Vatican pour un Liban uni, indépendant et souverain, à l’abri des conflits régionaux était très affirmatif. Ceci est le Liban que nous connaissons et que nous voulons pré- server à tout prix dans sa particularité et dans son identité. La spécificité du Liban et son rôle de « pont » entre l’Orient et l’Occident, doivent rester immuables. À cet égard, le soutien et la solidarité du Vatican sont importants.
Dans ma présentation au Vatican j’ai sou- ligné l’importance de la mise en œuvre de l’accord de Taef qui est basé sur un principe d’égalité entre chrétiens et musulmans. Ce principe est le garant de l’avenir de la com- munauté chrétienne au Liban.
Selon votre Sainteté, quel est l’avenir du dialogue œcuménique, notamment au Moyen-Orient ?
Comme je l’ai souligné précédemment, une grande incertitude règne sur l’avenir du mouvement œcuménique d’où la nécessité de réévaluer vis-à-vis des réalités du monde actuel afin de restructurer les institutions et les conseils œcuméniques. Il faut cepen- dant que ce soit une réévaluation contex- tuelle. En d’autres termes, c’est le contexte (politique, économique et social) qui doit définir les critères de renouvellement du mouvement œcuménique. Pour le Moyen- Orient, être œcuménique, s’engager dans le mouvement œcuménique, penser et agir selon les valeurs œcuméniques, sont une nécessité urgente du fait que nous vivons dans un environnement ou l’Église est mi- noritaire. Donc, la manifestation de l’unité chrétienne à travers la collaboration entre les Églises est une condition sine qua non pour notre présence. Dans ce cadre la célé- bration commune de Pâques est un exemple de l’expression visible de l’unité chrétienne. Il est clair qu’être chrétien et être une Église dans le monde d’aujourd’hui est un grand défi. Ceci est d’autant plus vrai pour le Moyen-Orient.
https://www.armenianorthodoxchurch.org/wp-content/uploads/2021/11/UDC-204-Rendez-vous.pdf
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