Le célèbre architecte et urbaniste français d’origine suisse, Charles-Edouard Jeanneret dit “Le Corbusier”, vient à Izmir du 5 au 9 octobre 1948, invité par le maire Reşat Leblebicioğlu. Son séjour de 5 jours à Smyrne – ancien nom de la ville d’où vient le nom actuel des habitants “smyrniotes” – va lui permettre de découvrir les lieux afin de rédiger un rapport et un plan détaillé, en collaboration étroite avec les services municipaux.
Le Corbusier (à gauche) à Izmir en octobre 1948 – Photo du catalogue “Le Corbusier en Turquie – Le plan directeur d’Izmir (1939-1949)
Tout commence à Izmir en 1939 avec la commande du Dr Behçet Uz, maire de l’époque qui souhaite la collaboration de l’architecte pour poser les idées directrices destinées au bureau d’urbanisme qui, selon le premier magistrat, sera fondé à Izmir. Ce maire d’exception a entrepris des travaux d’envergure pour moderniser la métropole égéenne. Entre la Seconde Guerre mondiale qui l’empêche de faire le voyage et des tractations sans fin, la participation effective de Le Corbusier aboutit seulement 10 ans plus tard.
Place Atatürk (aujourd’hui place de Konak) d’Izmir à la fin des années 40 – Photo du catalogue “Le Corbusier en Turquie – Le plan directeur d’Izmir (1939-1949)
Pour comprendre la situation de la ville, il faut remonter au terrible incendie du 13 septembre 1922, soit quatre jours après la reprise de la ville par l’armée turque aux forces grecques. Izmir flambe trois jours et trois nuits durant ! 300 ha sont détruits, à savoir l’ensemble du centre-ville, hormis les quartiers turcs et juif au sud et l’extrémité du quartier du port appelé La Punta, aujourd’hui Alsancak. Grecs et Arméniens fuient la ville qui compte seulement encore 120 000 habitants… pour 280 000 fin 1917.
Fin 1922, l’urbaniste français Henri Prost est sollicité afin de réaliser un plan d’urbanisme pour la reconstruction des zones incendiées. Apparemment peu disponible, il suggère l’aide des frères Danger, autres professionnels français. Leur plan, approuvé par la municipalité début 1925, reste, durant plusieurs années, le fil conducteur des travaux entrepris. Avec la crise économique, le projet périclite et la question de sa poursuite ou non est tranchée en 1932 par les élus qui décident de le revoir. Trois ans plus tard, le projet est définitivement arrêté.
Le Corbusier, qui souhaite détrôner les architectes “classiques” que sont Prost et Danger, connus pour leurs travaux en Turquie, arrive ainsi à Izmir début octobre 1948. Bien avant sa venue, la presse s’est érigée, via des articles d’architectes et ingénieurs locaux, contre le fait qu’un étranger ne connaissant pas les réalités de la ville ait été choisi.
Le front de mer (Kordon) d’Izmir à la fin des années 40 – Photo du catalogue “Le Corbusier en Turquie – Le plan directeur d’Izmir (1939-1949)
L’urbaniste doit au final, non pas réaliser un plan d’urbanisme long à préparer, mais un plan schématique de principe visant à donner aux élus les axes principaux à suivre, un rapport avec le programme de travail et ses conseils. Pour mener à bien cette tâche lui sont fournis des documents sur la situation économique et les développements possibles, les transports et le récent déploiement d’Izmir et de son arrière-pays.
Le Corbusier découvre les quatre coins de la ville avec différents interlocuteurs municipaux. De Kadifekale aux thermes de Balçova, d’Eşrefpaşa à Halkapınar en passant par le Kordon – le célèbre front de mer d’Alsancak – il pose beaucoup de questions, prend des notes, dessine croquis et schémas. Il considère les environs de Kemeraltı – coeur commercial historique – comme un taudis qui ne mérite pas la conservation.
Au lieu de venir présenter en personne le fruit de son travail intitulé “un projet de plan directeur pour 400 000 habitants (200 000 lors de sa visite) sur le thème de la ville verte” constitué de 22 planches, d’un rapport de 18 pages en français, d’une grille de lecture et de deux plans, il l’envoie par la poste à la mairie d’Izmir le 20 janvier 1949.
Plan de masse général d’Izmir réalisé par Le Corbusier – Photo du catalogue “Le Corbusier en Turquie – Le plan directeur d’Izmir (1939-1949)
Les autorités smyrniotes sont perplexes et le projet reste lettre morte ; la lettre d’accusé réception par le maire est adressée six mois plus tard… Outre le fait que la lisibilité de son projet, réalisé selon la grille CIAM d’urbanisme*, n’est guère aisée, sa volonté de raser certaines parties historiques habitées derrière le bazar de Kemeraltı lui sera reprochée. L’exposé des thématiques et solutions présentées semble utopique et irréalisable, notamment pour des raisons financières. Même si les propositions de Le Corbusier sont adaptées aux risques sismiques (ni tour, ni viaduc, des immeubles à 3 niveaux d’habitation…), la ville fonctionnelle avec un concept vert ne “parle pas” aux smyrniotes, par manque de considération de la géographie locale. En outre, le nationalisme accru des dernières années continue d’être mis en avant par la presse.
Si, en février 1939, l’architecte écrit à Behçet Uz : “Je crois que vous vous faites illusion en pensant que je puisse, après un mois de travail à Smyrne, avoir terminé définitivement ma collaboration…. je sais qu’il est de longue haleine…” cet homme pressé semble porter un intérêt limité pour la ville ancienne d’Izmir lors de sa visite. Paradoxalement, l’architecte accorde de l’importance à son projet qu’il présente en juillet 1949 au 7ème CIAM (Congrès Int. d’architecture Moderne) à Bergame/Italie.
L’étude de l’urbaniste, après avoir voyagé durant les années 50 au sein des services municipaux, disparaît. Heureusement, la Fondation Le Corbusier dispose d’un double quasi complet du dossier perdu ainsi que de 26 documents originaux s’y rapportant.
Le Corbusier (au centre) devant le local de la Chambre de commerce (bâtiment aujourd’hui détruit) sur le cordon d’Izmir, avec des architectes et des édiles locaux en octobre 1948 – Photo Fondation Le Corbusier
La Turquie, que Le Corbusier a découvert sac au dos en 1911, à l’âge de 24 ans, lors d’un voyage en Orient de sept mois avec son ami Auguste Klipstein, étudiant en histoire de l’art, tient une place privilégiée dans sa conception architecturale et urbaine. Durant ce périple qui “le rendit architecte”, il visite Edirne et Bursa et séjourne sept semaines à Istanbul. Très inspiré par les constructions ottomanes, sa façon d’appréhender Istanbul et le rôle de cette ville dans ses réalisations futures sont évoquées dans son livre Le voyage d’Orient : “… J’eus enfin mon chemin de Damas, et compris cette unité grandiose et je vécus, jour après jour, de ces principes trinitaires. Je pense qu’ils sont mutuellement indispensables l’un à l’autre, car leurs caractères sont profondément dissemblables, mais ils se complètent. Péra, Stamboul, Scutari, une trinité !” Le voyageur qui aurait souhaité devenir peintre, est finalement l’unique grand architecte du XXème siècle à avoir entretenu un rapport privilégié avec la Turquie.
Le plan de sa Villa Schwob, surnommée “villa turque”, construite dans sa ville natale La Chaux-de-Fonds pour le compte du fabricant d’horlogerie Anatole Schwob, est inspiré des yalı, les somptueuses villas en bois longeant le Bosphore. Les espaces y sont organisés tels ceux des demeures ottomanes.
Le passionnant ouvrage “Le Corbusier en Turquie – Le plan directeur d’Izmir (1939-1949)”, publié en 2009, a servi pour la réalisation de cet article. C’est en fait le catalogue de l’exposition présentée au printemps de la même année au Centre culturel français d’Izmir – l’actuel Institut français – et en été 2009 à la Grande Salle de l’Aubette à Strasbourg dans le cadre de la Saison de la Turquie en France. La Fondation Le Corbusier, la ville de Strasbourg ainsi que l’École d’Architecture de Strasbourg ont contribué à la réalisation de cette exposition.
Catalogue “Le Corbusier en Turquie – Le plan directeur d’Izmir (1939-1949)
Des textes signés Câna Bilsel, Christiane Garnero Morena, Didier Laroche, Jean-Luc Maeso, Volker Ziegler, Rauf Beyru et Şemsa Demiren forment le contenu de ce catalogue.
Grâce à la participation de la Ville d’Izmir et de l’Institut français de Turquie à Izmir, le recueil précité a été traduit en turc et publié en septembre 2020 aux éditions Kırmızı Kedi sous le titre “Le Corbusier Türkiye’de – İzmir Nazım Planı 1939 – 1949”.
“Le Corbusier Türkiye’de – İzmir Nazım Planı 1939 – 1949” – Version turque du recueil, éditions Kırmızı Kedi
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(*) La grille CIAM est un outil de classification et de lecture visuelle destiné à faciliter le déchiffrement selon la géographie, la topographie, le climat, les indicateurs humains et de circulation, etc.
https://lepetitjournal.com/istanbul/un-projet-urbanistique-pour-izmir-signe-le-corbusier-297512
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