Le conflit du Haut-Karabakh réveille un fort sentiment national au sein de la communauté arménienne au Liban qui, tout en étant parfaitement intégrée dans le tissu local, a su transmettre sa culture et sa mémoire sur plusieurs générations.
OLJ / Par Soulayma MARDAM BEY, avec Antoine AJOURY, le 02 novembre 2020
À Bourj Hammoud, au nord-est de la capitale, la tension est palpable, les esprits échauffés. Comme toujours, le drapeau orange, bleu et rouge flotte aux fenêtres, aux balcons, sur les toits. Des graffitis à la pelle, en anglais et en arménien, décorent les murs, avec, en ligne de mire, la Turquie, l’ennemi absolu, accusée de renier l’histoire et de vouloir renouer avec la chaîne des temps. Mais ces jours-ci, la « petite Arménie » semble en ébullition. Le 9 octobre 2020, une centaine de personnes, jeunes et moins jeunes, se rassemblent en solidarité avec la population du Haut-Karabakh, arborant fièrement les drapeaux d’Artsakh – nom arménien de la région – et du Liban. Une scène où, comme des poupées russes, les identités s’enchevêtrent. Dans la banlieue beyrouthine, on porte haut et fort l’étendard artsakhiote, aux mêmes couleurs que l’arménien mais doté d’un chevron blanc en zigzag symbolisant tout autant la séparation d’avec la mère patrie que l’aspiration à s’y unir. Sur l’autoroute de Zalka, de grandes banderoles ont été accrochées aux ponts à l’initiative de la section jeunesse du Tachnag, le principal parti arménien au Liban, avec pour slogan « Artsakh veut la liberté, l’Azerbaïdjan veut la guerre » ou encore « L’Azerbaïdjan et Israël sont les deux faces d’une même pièce ».
« Je ne viens pas d’Artsakh. Les Arméniens libanais n’en sont pas originaires. Mais on y est attaché comme si on y était né », affirme Patil Yessayan, activiste au sein de la communauté arménienne.
Depuis le 27 septembre, le cœur d’une grande partie des Arméniens bat au rythme de la guerre qui déchire la région du Haut-Karabakh suite à l’offensive lancée par Bakou et soutenue par la Turquie. Dans cette enclave officiellement plantée sur le territoire azéri, la population, à 95 % arménienne, revendique son droit à l’autodétermination. La province s’est autoproclamée indépendante en 1991, mais n’est reconnue par aucun membre des Nations unies et l’Azerbaïdjan est déterminé à la récupérer coûte que coûte. Liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Le mal est beaucoup plus profond, beaucoup plus lourd et revêt une part d’indicible que les Arméniens libanais vivent dans leur chair. Pour nombre d’entre eux, les images de destruction qui affluent sur les réseaux sociaux, les nouvelles de ces jeunes hommes volontaires morts au front, de ces familles qui ont fui Stepanakert pour Erevan, l’utilisation de bombes à fragmentation et de drones font sombrement écho à une histoire marquée du sceau du génocide d’abord et du négationnisme turc ensuite. « N’importe quel évènement là-bas va nous affecter d’une manière ou d’une autre. On voit une sorte de similarité avec les mêmes protagonistes qu’il y a 100 ans. Ça me fait peur et ça me met en colère », lance Hrag*, 33 ans, consultant pour des projets d’infrastructures. « Plus que de la colère, je ressens de la haine. Ça fait 105 ans qu’on essaye de faire parler du génocide, de dire que si vous le laissez impuni, il peut se reproduire », fustige pour sa part Aline Kamakian, restauratrice. « À l’appel du sang, tout le monde s’unit », résume, de son côté, Vicken Patanian, avocat.
Cette verve nourrie d’une intarissable rage raconte deux histoires, celle des Arméniens avant leur arrivée au Liban et celle de leur adaptation. En filigrane, c’est le récit d’une communauté parfaitement intégrée au tissu économique, social et politique du pays qui a, cependant, de génération en génération, réussi à préserver son héritage culturel et à protéger sa mémoire. Le mot « intégration » lui-même n’est pas tout à fait juste, ou du moins il fait l’impasse sur le caractère plus que centenaire de la présence arménienne dans le pays. « Les Arméniens sont devenus libanais en même temps que les premiers Libanais », insiste l’historienne Christine Babikian Assaf. Le traité de Lausanne signé en 1923 prévoyait que les citoyens se trouvant sur un territoire détaché de l’Empire ottoman puissent en prendre la nationalité. « Et c’est en 1924 que la nationalité libanaise a été créée », poursuit la spécialiste. Progressivement, le système politique a permis à la communauté de se doter de six sièges au Parlement et, à partir des années 60, d’être représentée au sein du pouvoir exécutif. L’un des fondateurs et leaders historiques du Parti communiste libanais, Artine Madoyan, fut lui-même d’abord un réfugié arrivé avec sa famille sur le territoire à l’orée des années 20.
« Pas d’hommes, juste du pain »
Au travers du temps et selon les cas, la transmission du sentiment d’appartenance s’est opérée de manières multiples. Mais un point commun a subsisté : la conscience d’être d’un peuple persécuté. Il y a d’abord le foyer, cet espace intime où le passé douloureux se dévoile par bribes, à travers les souvenirs, les objets, les chansons, voire les berceuses. « Quand les Arméniens sont arrivés au Liban après le génocide, ils ont commencé à se rétablir en se racontant. Les histoires de mes grands-parents sur leur fuite, tout ce qu’ils ont perdu font partie de moi. Ce fardeau, je ne peux pas m’en défaire », évoque Aline Kamakian.Lire aussi« On repart à zéro en Arménie, car on a perdu tout espoir au Liban »
Acteurs de l’essor économique et artistique du pays dès les années 50, la majorité des Arméniens libanais descendent des survivants de la tragédie, réfugiés au Liban à partir de 1915-1916. Les premiers temps sont difficiles, austères, mêlent l’odeur de la malaria à celle de la mort, la dépossession d’une terre à l’arrivée sur une autre où l’on est, au commencement, un étranger. « Imaginez ces gens-là qui viennent et trouvent un pays extraordinaire mais n’ont pas d’argent et ne parlent pas la langue. Mes grands-parents et mes parents ne parlaient pas l’arabe », témoigne le célèbre artiste peintre Haroutioun Torossian. Sa mère et ses grands-parents sont arrivés au Liban en 1922, sans son père, alors déporté par les Turcs. Il ne les retrouvera que quatre ans plus tard, unique survivant parmi les siens.
À Saïda, point d’arrivage, il faut prendre son mal en patience, composer avec la suspicion ambiante. « Il y avait des Turcs qui disaient aux gens “maintenant il va y avoir des Arméniens ici et ils ont l’habitude de manger les hommes”. Ma mère nous racontait que quand elle voulait acheter du pain, le boulanger quittait sa boutique », confie M. Torossian. « Mais les gens ont vite compris que nous ne mangions pas d’hommes, juste du pain », souffle-t-il.
Très vite, dans les camps qui se disséminent sur le territoire, des écoles et des églises sont mises en place, gardiennes de la mémoire et de la culture, deux marqueurs identitaires qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. « La première action a été de fonder des écoles, construites près des églises, pour enseigner la langue. Aujourd’hui, la majorité écrasante des écoles privées arméniennes sont sous la supervision de l’Église », indique le père Sarkis Sarkissian, responsable de l’éducation religieuse à l’évêché arménien-orthodoxe.
Et c’est à Antélias, au nord de Beyrouth, que l’on trouve depuis 1930 l’un des deux sièges de l’Église arménienne dans le monde, le catholicossat de Cilicie. Ce dernier jouera un rôle crucial dans les années 60 en construisant des logements sociaux dans la région de Fanar, permettant ainsi à de nombreux réfugiés d’avoir enfin accès à des lieux d’habitation dignes de ce nom.
« C’est une communauté très encadrée, par les écoles, l’Église, les partis politiques. Chaque parti a ses clubs de scouts, ses clubs sportifs, etc. », commente Christine Babikian Assaf.
Les mariages intracommunautaires comptent parmi les outils de préservation culturelle et religieuse. « J’ai toujours su que mes parents préféreraient que j’épouse un Arménien pour ne pas que notre culture se perde. Du fait de notre histoire et du génocide, il y a cette idée que l’on doit faire vivre nos traditions si l’on ne veut pas disparaître », confie Chaghig*, employée dans une compagnie pharmaceutique. « Être arménien comporte tout un passé, toute une histoire et le christianisme fait partie de cette histoire. Pour beaucoup de gens, en sortir équivaut donc à une sortie de l’histoire », juge Vicken Patanian. Et si les unions mixtes sont de plus en plus courantes, elles restent majoritairement interchrétiennes. « Il n’y a pas de statistiques, mais les mariages mixtes sont en augmentation avec les maronites et les orthodoxes. Plus de 50 % restent toutefois des mariages entre Arméniens », note le père Sarkis Sarkissian.
« On ne dirait pas que tu es arménienne »
Dès le départ, l’éducation constitue le terrain sur lequel se préserve la culture d’origine tout autant que s’acquiert celle du pays. « Il y a généralement deux cas de figure. Le premier concerne ceux qui vont dans les écoles arméniennes où ils suivent le programme libanais et le programme arménien et le second ceux qui sont scolarisés dans des établissements libanais », indique Mme Assaf.
« Tu parles l’arabe comme un Arménien. » Combien, au pays du Cèdre, ont eu droit à cette pique cinglante prenant pour cible une grammaire quelque peu défaillante, un accent aux tonalités étranges ou une prononciation mkassra ? Les blagues sont légion. Le « Aboul Abed » national trouve son équivalent arménien dans la figure d’« Artine » qui, incapable de distinguer le masculin du féminin, offre un présent à son père pour la fête des Mères. Un préjugé qui a la dent dure traverse les époques et brouille le vécu des enfants avec celui de leurs parents, comme s’ils étaient nouveaux à bord. Or si certains ont baigné toute leur enfance dans la culture arménienne, ils ont forcément été exposés à l’arabe, ne serait-ce que dans le cadre scolaire. « À l’AUB, j’ai pris conscience que mon arabe était en fait littéral ! Ça m’a pris un semestre pour m’y faire. Je me souviens de la prof de maths qui utilisait des expressions dialectales. Et moi j’étais là à me demander ce que ça pouvait bien vouloir dire », livre en riant Patil, dont l’impeccable fussha a été savamment travaillée à l’école arménienne. À l’entendre parler aujourd’hui, impossible de se figurer de quelle lutte linguistique il a bien pu s’agir. « On ne dirait pas que tu es arménienne, tu parles très bien l’arabe », se permet-on, quelquefois, de lui lancer l’air de rien. La communauté arménienne a beau être perçue comme étant fidèle à l’État, ne pas susciter la même intolérance que d’autres dans le pays, reste qu’il suffit parfois d’un rien pour qu’un racisme nourri de géopolitique s’exprime au grand jour. Le présentateur télé Neshan Der Haroutiounian en a ainsi fait les frais en juin dernier, après avoir été traité de « réfugié » sur Twitter par un internaute à cause d’une sortie de Wi’am Wahhab sur son plateau qualifiant le président turc Recep Tayyip Erdogan de « perfide ». M. Der Haroutiounian a alors rétorqué en direct en appuyant vigoureusement les propos de son invité, au point de faire désormais l’objet d’un procès. « Personne ne peut remettre en question ma libanité et quoi qu’en pensent certains, elle n’exclut aucunement mon identité arménienne. Au contraire, je célèbre les deux », lâche Patil.
Alors qu’avant la guerre civile, les élèves arméniens étaient, dans leur écrasante majorité, inscrits dans des écoles communautaires, la violence qui se déchaîne pousse nombre de parents à envoyer leurs enfants dans les établissements les plus proches.
Vicken Patanian avait 4 ans lorsque la guerre a commencé. Après une année effectuée dans une école arménienne, il poursuit sa scolarité dans des écoles non communautaires, dont le Lycée français. « Du coup, j’ai été à la fois élevé comme un Libanais pur et dur avec un entourage très libanais et en même temps il y avait le scoutisme arménien qui m’a permis de préserver mon identité arménienne », dit-il. Ce père de famille polyglotte jongle avec aisance entre l’arménien, l’arabe, le français et l’anglais, mais assure que la question identitaire ne passe pas forcément par la langue. « Mon père nous a toujours appris qu’être arménien allait au-delà de la langue. C’est quelque chose que l’on peut vivre partout. Même en Laponie, là où il n’y a aucun Arménien, on peut se vivre comme tel », avance-t-il, lui qui, sur le papier, se prénomme Georges-Vicken mais préfère se présenter comme Vicken uniquement. Époux d’une Libanaise non arménienne, ses enfants ne parlent pas la langue de ses aïeux mais arborent tous fièrement un alphabet arménien en forme de pendentif autour du cou.
« Pour eux, être arménien, c’est très important. Cela dit, ils sont comme moi. Ils ont été au Lycée français. Ils vivent la laïcité et ils ont des copains très proches qui ne sont pas arméniens, des musulmans, des chrétiens, de tout. »
Troisième génération
Alors que le Liban se consume à petit feu et que le Caucase s’embrase, beaucoup se sentent désœuvrés, à plus forte raison du fait que de nombreux Libanais ont quitté ces dernières années le pays du Cèdre, en pleine déconfiture, pour l’Arménie, pensant peut-être trouver là-bas des cieux plus cléments. « C’est comme s’ils étaient poursuivis par le malheur », se désole Patil. La jeune trentenaire se souvient avec émotion de ces cartons d’aide humanitaire venus du Haut-Karabakh et débarqués à Beyrouth pour les populations touchées par l’explosion du 4 août dernier. Scotchées sur ces boîtes, des feuilles sur lesquelles sont imprimés les drapeaux artsakhiote et libanais et une phrase : du peuple d’Artsakh au Liban. « Alors que j’étais encore sous le choc de l’explosion, ces cartons avaient fait ma journée. Je me suis dit : c’est vrai qu’on souffre ici, mais là-bas ils ne nous oublient pas. Qui se préoccupe de nous ? Les gens d’Artsakh, ceux qui ont le plus besoin de notre soutien. » Pour Patil Yessayan, la province est un symbole mais pas seulement. « Au Liban, je n’ai pas vraiment de village. Tous les gens que je rencontre à Beyrouth disent “je vis ici mais je viens de Miziara”, du “Chouf” ou d’ailleurs. Moi, j’habite dans la capitale mais je ne viens de nulle part dans le pays », ironise-t-elle, l’air faussement résignée, avant d’ajouter sur un ton plutôt enjoué : « Mon village à moi, c’est l’Arménie. » Patil avait, par le passé, l’habitude de s’y rendre plusieurs fois par an. Passage obligé, Artsakh, où se trouve le lieu qu’elle affectionne le plus au monde, l’église de Gandzasar, perchée sur les berges de la rivière Khatchen, non loin du village de Vank et témoin d’une présence arménienne multiséculaire. « Je ne suis pourtant pas pratiquante », dit-elle.
Cette connexion géographique n’est toutefois pas le lot de tous, peut-être même pas de la majorité. D’abord parce que le pays d’origine n’a jamais été l’Arménie dans ses frontières d’aujourd’hui mais la Cilicie dans le sud de la Turquie actuelle. Ensuite parce que les uns et les autres ont évolué dans des univers différents, qu’il s’agisse des régimes politiques, du climat, de la langue ou de la gastronomie. « Notre cuisine à nous, elle est plutôt méditerranéenne, l’huile d’olive y est centrale. Alors qu’en Arménie, la culture culinaire est proche de la géorgienne. Et nos accents sont différents. Leur langue est plus russifiée », explique Aline Kamakian. Hrag s’est souvent rendu en Arménie, mais en est revenu avec l’impression que la mentalité y était toujours un peu soviétique, loin de sa vision de l’entrepreneuriat et de la vie sociale. « On essaye d’aider autant que possible, mais est-ce qu’on se verrait vivre en Arménie aujourd’hui ? Non. On est attaché à notre mère patrie. Mais nos racines, elles sont au Liban », confesse-t-il. Après quelques secondes de silence, Chaghig, son épouse, concède, un peu hésitante, se sentir à la fois triste et coupable : « Au fond de moi, la situation au Liban me donne encore plus envie de pleurer, peut-être parce que c’est mon pays finalement. On est la troisième génération… »
Comme nombre de leurs compatriotes, Hrag et Chaghig cherchent néanmoins, la mort dans l’âme, à quitter le pays du Cèdre pour Abou Dhabi, à la recherche d’un environnement plus serein et plus stable pour fonder une famille. Les enfants qui viendront au monde parleront l’arménien et percevront, peut-être, le Liban comme leur « village » à eux. Car, à en croire Vicken Patanian, « où que nous allions et quoi que nous fassions, nous Arméniens comme Libanais garderons toujours un regard tourné vers le pays ».
* Les prénoms ont été changés.
https://www.lorientlejour.com/article/1239103/comment-etre-armenien-et-libanais.html
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