REPORTAGE
Magasins de jouets et de vêtements, marchands des quatre saisons et épiciers… La rue Marache a été construite par les Arméniens venus à la fin des années vingt de la région qui portait le même nom en Cilicie.
Il y a le quartier de Bourj Hammoud et sa fameuse rue Arax. Et il y a aussi la rue Marache, une voie parallèle à la rue Arax que peu de Libanais connaissent. Ici, comme beaucoup se plaisent à le dire, on trouve tout, « de la babouche au tarbouche », soit en bon français, de la tête aux pieds. La rue Marache est connue aussi par certains fins gourmets libanais, qui aiment les saveurs fortes et exotiques, pour ses marchands d’épices, notamment de piment en poudre et en pâte, en provenance directe d’Alep avant la guerre en Syrie ou préparé par les familles arméniennes de Anjar, village de la Békaa qui a servi de refuge aux Arméniens d’Alexandrette.
Il faut savoir avant tout que Marache est le nom d’une province arménienne en Cilicie, dont la population a été massacrée par les Turcs en 1921 avec la fin de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, la province a perdu son nom arménien. La Turquie l’appelle désormais Kahraman Maras. « L’année officielle du génocide est 1915, mais il y a eu plusieurs massacres sous l’Empire ottoman, raconte Stéphan Kazazian, qui possède un magasin de jouets dans la rue. Des rescapés de Marache sont arrivés au Liban durant les années 20, d’autres qui s’étaient établis en Syrie les ont suivis par la suite. La première chose qu’ils ont faite était de construire l’église Kansoun Manerg en 1929. Chacun y a contribué à sa façon, mon grand-père a participé avec seulement son alliance. C’est tout ce qu’il possédait. »
« Quand il est arrivé au Liban et pour survivre, mon grand-père fabriquait des sacs en papier, ici à la rue Marache. Il allait ensuite au centre-ville de Beyrouth pour les vendre aux commerçants. À l’époque, les sacs en papier n’étaient pas chose courante », poursuit-il. « Mon grand-père à moi allait à Antélias où il n’y avait que des dunes de sable au bord de la mer et des orangeraies à perte de vue. Il ramenait des oranges et du savon parfumé au laurier qu’il revendait à Beyrouth », s’écrie de son côté Vicken Kasparian. Aujourd’hui, les deux hommes, fiers de dire qu’ils sont nés à la rue Marache, tiennent le même magasin de jouets. Mais avant les jouets, la famille de Stéphan Kazazian avait ouvert une fonderie au même endroit, se lançant dans la fabrication des clés et des poignées de porte. « L’atelier était ici, mais nous avions un magasin à quatre portes à Souk el-Najjarine, au centre-ville de Beyrouth », raconte-t-il. Son voisin, Hagop Samuelian, a préservé ses ateliers dans la rue. Il fabrique des machines à moudre le café. Il ne vend pas aux particuliers, mais aux grands noms du café du Liban qui distribuent leurs machines à café, fabriquées dans les ateliers de la rue Marache, dans les points de vente au Liban et dans le monde arabe. « Ma famille est originaire de Marache dans l’actuelle Turquie. Elle est arrivée au Liban en 1933. Ici, il n’y avait que des maraîchers. Des familles druzes, qui louaient le terrain, plantaient des pommes de terre et des fèves. Les Arméniens sont arrivés et ont construit la rue, avec quelques maisons et des ateliers. Les maraîchers ont complètement disparu après le tremblement de terre de 1956 », se souvient Hagop Samuelian.
Les colliers de légumes séchés
Ici, ce sont les ateliers qui ont pris le dessus. Jusqu’aux années 80, la rue était presque exclusivement arménienne. Et la majorité des ateliers étaient ceux des cordonniers, certains spécialisés dans les semelles des chaussures (kendarjé), d’autres dans la partie qui couvre le coup du pied (mehanjé).
Avec la guerre du Liban, la rue Marache se transforme petit à petit en rue marchande, où on commence à trouver tout « de la babouche au tarbouche ». Ensuite, des Libanais qui ont appris divers artisanats des Arméniens s’y sont établis. Aujourd’hui avec la guerre en Syrie, de nombreux réfugiés syriens y louent des fonds de commerce. Mais la rue Marache, c’est surtout une profusion de couleurs, que ce soit avec les vitrines des magasins de chaussures, de vêtements, de linge de maison, de jouets, de légumes et d’épices.
Assise sur une chaise devant son épicerie, Nazéli Tenbelian parle des produits qu’elle prépare et vend avec son mari. « Nous sommes tous les deux Arméniens de Beyrouth, mais nous avons des ateliers pour préparer les épices et les légumes séchés à Anjar. Les produits en provenance de Syrie se font de plus en plus rares avec la guerre. Pour la poudre de piment rouge, il faut venir en septembre. Elle sera toute fraîche », dit-elle. Elle montre les colliers de cornes d’abondance, de paprika, de poivrons, d’aubergine, de loumi (citron iranien), de courgettes séchées, explique comment il faut travailler les produits. Elle montre aussi les grillotes et les mûres qui baignent dans leurs jus, les petits abricots dorés, et donne des recettes arméniennes sur la manière de les cuisiner. À l’intérieur du magasin, il y a toutes sortes d’épices, de nougats notamment en provenance d’Arménie, et de fruits confis.
La famille Tenbelian est relativement une nouvelle venue dans le quartier. « Nous sommes là depuis un peu plus de trente ans. C’est l’idée de mon mari d’ouvrir l’épicerie. Il aime ce métier », dit-elle. Un peu plus loin, Garo, nonagénaire et premier épicier de la rue, est assis sur une petite chaise sur le trottoir. Il avait baptisé son épicerie « Café Garo », car l’un des services qu’il propose est de vendre du café fraîchement moulu devant les clients.
Empilant des feuilles de vigne fraîches, frêle et menu, il continue de se pointer tous les jours au travail. Il répond aux questions qui lui plaisent. « Cela ne m’appartient pas, c’est un don du bon Dieu », dit-il. Il avait commencé sa vie comme cordonnier dans un atelier de la rue, et un jour, il a décidé de changer de métier. Avec le temps, il a quitté Bourj Hammoud pour s’établir avec sa femme et ses trois enfants à Kornet Chehwane.
Chez lui, on trouve toutes sortes d’épices, de légumes séchés et de fruits confits en provenance du Liban, d’Arménie et de… Turquie. « Pourquoi je vends des produits turcs ? Parce que désormais le monde fonctionne à l’envers », s’exclame-t-il, avant d’annoncer qu’il a tout dit.
https://www.lorientlejour.com/article/1124643/les-couleurs-du-bonheur-en-plein-bourj-hammoud.html
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