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ENTRETIEN
Kemal Dervis : “Si le Conseil européen revient sur sa parole, ce sera très grave”
LE MONDE | 18.10.04 | 14h33
Kemal Dervis, ancien ministre, député d’Istanbul, au “Grand jury RTL-“Le Monde”-LCI”.
Les inquiétudes provoquées en france par la perspective des négociations d’adhésion de la turquie à l’union européenne vous font-elles craindre que jacques chirac revienne sur ses engagements ?
C’est normal qu’il y ait débat. Et je pense que le président Jacques Chirac, jusqu’à aujourd’hui, s’en est tenu à sa parole. Mais il faut que les gens tiennent parole ; c’est la base de toute confiance.
N’êtes-vous pas déçu par les critiques exprimées en France à l’égard de la Turquie ?
Les citoyens veulent comprendre ce qui se passe et ils ont raison. Il faut leur donner des éléments et un peu de temps.
Beaucoup de responsables français suggèrent qu’un partenariat privilégié serait préférable à une adhésion en bonne et due forme. Qu’en pensez-vous ?
Le statut privilégié proposé par certains n’est pas un objectif de négociation qu’on puisse accepter. Car personne n’arrive à définir ce privilège : si c’est de ne pas voter au Parlement européen et de n’avoir pas de voix au Conseil européen, ce n’est pas un privilège, c’est une sorte de deuxième classe.
La Commission européenne elle-même, dans son rapport favorable à l’ouverture des négociations, envisage que celles-ci puissent être suspendues…
Ça ne me choque pas. Négocier ne veut pas nécessairement dire aboutir. Je n’aimerais pas que cela arrive, mais la Turquie aussi pourrait dire “On arrête”; le droit est des deux côtés.
Que se passerait-il si le Conseil européen du 17 décembre ne fixait pas de date pour l’ouverture des négociations ?
Si le Conseil européen revient sur sa parole, solennelle et unanime, ce sera très grave. Il y a deux ans, il a décidé que les négociations commenceraient “sans délai” en cas de feu vert de la Commission. Il faut donc qu’elles démarrent le plus tôt possible, dans trois mois, dans six mois après la décision du Conseil. Nous nous y attendons. Si l’Europe revient là-dessus, il y aura un gros problème et une réaction très forte en Turquie, très émotive.
La Commission estime qu’il faudra confirmer la solidité des réformes démocratiques engagées en Turquie. Ce processus de réforme vous semble-t-il irréversible ?
Ce n’est pas seulement le gouvernement, mais la nation turque tout entière qui est engagée dans le projet européen et le projet de démocratie approfondie. Ces réformes sont absolument sincères. Mais c’est vrai que les habitudes ne peuvent changer du jour au lendemain. Certaines lois ont été appliquées pendant des décennies. Il faut que les juges, la police, tout le monde intériorise cette nouvelle donne. Dans les années 1970, il y a eu un gouvernement de colonels en Grèce, c’était encore le fascisme en Espagne et au Portugal, la dictature en Europe de l’Est. Il y a eu beaucoup de progrès dans toute cette périphérie européenne. Le message démocratique de l’Europe est très puissant.
Un des points d’achoppement entre l’Europe et la Turquie est celui de la reconnaissance du génocide arménien, en 1915- 1917. Contestez-vous qu’il y ait eu génocide ?
J’aimerais saisir cette occasion pour exprimer une douleur profonde pour les massacres d’Arméniens qui ont eu lieu pendant la première guerre mondiale. Il faut reconnaître ces souffrances et exprimer un très profond regret, sans oublier non plus les massacres de musulmans de l’autre côté. Mais il faut dépasser ces mémoires historiques. Sinon, on ne rend pas service à la paix. Or l’idée forte de l’Europe est justement qu’elle est une puissance de paix.
Propos recueillis par Gérard Courtois, Ruth Elkrief et Pierre-Luc Séguillon
• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 19.10.04
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