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Reportage : Turquie : le silence des chrétiens

Comme tous ses camarades, la jeune Sinem Göksu, dont le nom parfaitement turc cache une origine syriaque, suivait les cours de religion – uniquement d’islam sunnite – obligatoires dans la Turquie “laïque”. “C’était lors de l’examen de fin du primaire”, raconte la jeune fille devenue, à 24 ans, cadre dans une société de télécommunications. “J’ai brusquement entendu un garçon crier : “Sinem est chrétienne ! Sinem est chrétienne !” Ce garçon rendait leurs cartes aux élèves, après l’examen. En voyant la religion inscrite sur la mienne, il sauta sur les tables en l’agitant comme un fou… J’ai pleuré, et mon amie, pour me protéger, a dit aux autres : “Ce n’est pas grave, elle va devenir musulmane !”” Sinem se souvient qu’elle avait alors acquiescé… Réflexe de prudence d’une enfant, seule chrétienne de sa classe. La case “religion” existe à ce jour sur les cartes d’identité, même si, depuis deux ans – processus européen oblige -, les Turcs ne sont plus obligés de la remplir. “A l’école, précise Sinem, je me sentais différente, mais je n’en parlais jamais, sans doute parce que mes parents n’en parlaient pas ; les massacres et tout ça, ce n’est pas notre histoire familiale.”

Après les Arméniens, les Syriaques sont la deuxième minorité non musulmane de Turquie, avec quelque 25 000 personnes. Mais ils auraient été dix fois plus nombreux avant 1914… Un mystère que Zeki Demir, un chargé de communication de leur Eglise, refuse d’expliquer. “Le passé, vous en parlez beaucoup mieux en Europe”, esquive-t-il. Les Syriaques émigrés parlent en effet de leur “génocide”, contemporain de celui des Arméniens. Mais les Syriaques d’Istanbul, “bien intégrés et plus modernes que les émigrés”, dit Sinem, préfèrent se taire. “Ce sont les gens de Tor Abdine, notre région d’origine au sud-est de la Turquie, qui peuvent vous en parler. Mais je doute qu’ils le fassent au téléphone, car ils sont sur écoute”, précise Zeki Demir.

Dans les collines autour de Mardin, jadis, à 80 % chrétiennes, il ne reste plus que deux ou trois villages à population syriaque. Et l’on y parle moins des massacres de 1915 que des assassinats plus récents, cause d’une émigration qui s’est accélérée ces dernières décennies. “Quand nous allons au marché, nous croisons un de ces assassins, un Kurde au service de certaines forces de l’Etat qui veulent tous nous chasser”, confiait, en 2005, un des piliers de cette communauté décimée, dont des rescapés s’accrochent à leur terre et parlent toujours une forme d’araméen, la langue du Christ.

Sinem, née à Istanbul, n’a jamais été dans le Tor Abdin. Elle fréquente l’église – le seul endroit où les Syriaques peuvent se retrouver, car ils n’ont pas le droit d’avoir des écoles communautaires. Mais elle craint de ne pas y trouver de mari. Les garçons syriaques, dit-elle, “font moins d’études que les filles, car ils peuvent travailler avec leurs pères orfèvres”, occupation majoritaire des Syriaques. Elle tient pourtant à épouser un chrétien. “Pour que (ses) parents ne soient pas trop tristes.”

C’est sans doute pourquoi, dans le café branché d’Istanbul où Sinem retrouve ses amis, les chrétiens sont aussi nombreux que les musulmans, qui forment pourtant plus de 98 % de la population. Et tous semblent d’accord pour ne pas trop parler du passé. “Je suis content pour les Arméniens de France, qui ont réussi à imposer leur point de vue sur le génocide, qui leur sert d’identité”, dit Arek, tout juste rentré de quatre ans d’études à Paris. “Mais ce n’est pas mon histoire. Je dirais que nous, les 50 000 Arméniens de Turquie, avec nos trente églises et notre dizaine d’écoles, nous sommes les mieux lotis. Nous avons surtout la chance d’être encore à Istanbul, un lieu historique pour les Arméniens, et nous devons la cultiver. Car, si les Turcs avaient voulu, ils auraient pu nous tuer tous…”

Raffi Hermonn, lui, est journaliste. Il est revenu en janvier d’un “exil” de vingt-cinq ans, en France et en Arménie. Qualifié d’agent turc par les nationalistes arméniens et d’espion arménien par les nationalistes turcs, Raffi a passé ces années à briser les tabous qui séparent les deux peuples. Une tâche qu’il poursuit désormais dans sa Turquie natale, au sein de l’Association turque des droits de l’homme (IHD). Dans le discours qu’il a prononcé, début novembre, devant son congrès, il a osé se déclarer “arménien, et donc représentant de la mémoire, de la conscience et des rêves, bons et mauvais, de ce pays”. Tout en saluant les Kurdes, Syriaques, Juifs, Grecs et autres minoritaires qui devront jouir de leurs pleins droits “sous le parapluie commun” de la culture turque.

Ces mots, encore sacrilèges à l’aune de l’idéologie kémaliste, ont fait forte impression sur une association en crise, formée d’anciens gauchistes et de nationalistes kurdes, traditionnellement rétifs à de tels propos. Mais ceux-ci ont voté pour lui à plus de 80 %. Succès qui l’a consacré premier cadre “non musulman” de l’IHD. Signe, estime-t-il, de l’amélioration du climat général en Turquie.

“Le plus étonnant, raconte Raffi, fut de voir 36 de ses membres kurdes et turcs venir m’avouer après le congrès qu’ils avaient aussi des origines arméniennes – une grand-mère pour trente-quatre d’entre eux. Même au sein de l’IHD, ils n’osaient pas le dire publiquement. Par la force de l’habitude, disaient-ils, mais ils se promettaient de ne plus le cacher.” Ces “grands-mères” étaient les femmes et fillettes arméniennes qui avaient été soustraites aux massacres de 1915 par des familles turques et élevées comme musulmanes. Depuis quelques années, certains de leurs descendants n’hésitent plus à en parler, et des livres sont parus sur le sujet. Mais, vu l’ampleur du phénomène, beaucoup reste à faire.

La peur reste un sentiment commun dans les familles arméniennes. Certaines n’ont pas appris leur langue à leurs enfants pour les protéger, les rendre invisibles. Mais M. Hermonn voit la chose autrement : “En ce moment, en tant que chrétien, on vit des choses très intéressantes en Turquie. On sent toujours le danger, mais il est garni de tant de beauté, de folklore, d’histoires… Et d’érotisme aussi, qu’il ne faut pas oublier…” Coupant court à sa tirade lyrique, Raffi avoue qu’il est parfois qualifié ici de “Don Quichotte”, puis cite un proverbe qui veut que les situations sans solution soient “résolues par les fous”.

Ces “fous” seraient déjà des centaines en Turquie, si l’on compte les minoritaires chrétiens qui n’ont pas hésité, fin septembre, à signer une lettre ouverte courageuse : elle dénonçait la façon dont l’Etat turc les instrumentalise en s’en tenant à la lettre du traité de Lausanne. Ce traité de 1923 accorde des droits religieux et éducatifs aux seules “minorités non musulmanes” reconnues par Ankara, c’est-à-dire aux Arméniens, aux Juifs et aux Grecs. Mais le traité précise que les mêmes droits doivent être appliqués aux musulmans qui vivent en Grèce, ce qui fut rarement le cas. Ce principe obsolète de réciprocité sert donc de prétexte aux manquements d’Ankara vis-à-vis de ses propres minoritaires.

Considérés ainsi comme des étrangers, voire comme des “ennemis de l’intérieur”, les Turcs grecs – qui sont appelés “Roums”, c’est-à-dire Romains au sens de Byzantins – ont parfois été victimes de pogroms. Certaines fonctions administratives et certains métiers leur ont été interdits. Aujourd’hui, cette communauté roum ne compte plus que quelques milliers de membres, alors que ses traces architecturales emplissent la ville – églises, lycées et immeubles divers de plus en plus vides, que l’Etat a saisis à tour de bras après la montée des tensions sur Chypre en 1974.

Mais certains refusent de considérer ce déclin comme inéluctable. Tel Dimitri Frangopoulo, qui a dirigé pendant quarante ans le principal lycée grec de la ville et fut un des organisateurs d’une première conférence sur les Roums, cet été, à Istanbul, en présence de membres de cette communauté venus d’une dizaine de pays. “Je ne leur ai jamais reproché d’être partis, ils ont assez souffert ici, mais j’ai toujours défendu l’idée qu’un noyau roum devait se maintenir ici coûte que coûte”, dit-il. “Car nul ne sait de quoi l’avenir est fait. Et parce que les choses s’améliorent déjà, avec la volonté turque d’entrer dans l’Union européenne”, précise cet enseignant dont les petits-fils fréquentent son ancien établissement.

Une loi sur les fondations appartenant aux minorités, passée en novembre, interdit toujours aux enfants de citoyens étrangers de fréquenter les écoles des minorités religieuses. Ce qui menace celles-ci de fermeture et touche particulièrement les enfants des dizaines de milliers de ressortissants de l’ex-Arménie soviétique qui travaillent, illégalement, en Turquie.

“Mais cela ira mieux petit à petit, après les élections en Turquie, si le parti au pouvoir, l’AKP, qui nous a beaucoup aidés pour notre conférence, parvient à s’y maintenir”, veut espérer Dimitri Frangopoulo. Un Don Quichotte, lui aussi ? “Non, estime Raffi Hermonn. Il a raison de tabler sur l’AKP, qui est plus libéral qu’islamiste, et en tout cas bien moins nationaliste que l’opposition dite laïque et républicaine, ce que les Occidentaux ne veulent pas voir.” C’est en effet le principal parti d’opposition qui a durci la loi sur les fondations. Son chef, Deniz Baïkal, n’a-t-il pas répété au Parlement, cette année encore, qu’en “Turquie, où il n’y a pas de minorités, tout le monde est turc et musulman” ?

Sophie Shihab 

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